Crayonné ancré : esquifs et esquives

Crayonné ancré : esquifs et esquives

Pour les animateurs, la dynamique de groupe relève du sacerdoce sisyphéen. Chaque semaine, lutter pour l’instaurer à nouveau. Fragile, elle tangue, à la merci des conflits. Sur le radeau Diversity Power, la houle ne déroge pas à la règle, mais les embruns deviennent aussi parfois grisants. Journal de bord d’une équipe épique.

« Certaines classes me font penser à des aquariums remplis d’espèces diversifiées. L’harmonie de couleurs resplendit mais, quand on détourne le regard, les poissons se bouffent les nageoires parce qu’ils ne sont pas faits pour partager le même bocal ». L’analogie de Benoît prend tout son sens à l’aune de la thématique migratoire de cette année, qui a invité les jeunes à brandir leurs origines géographiques et culturelles. « Il est arrivé qu’ils s’appuient sur ces différences de provenance pour se moquer des autres, à coups de stigmatisation », regrette Valou. « On nage dans les enfantillages, du genre “les Italiens ne mangent que des pizzas”. Parfois, deux enfants issus du même pays se chamaillent : “c’est moi le plus marocain des deux !” ». Mais la diversité recèle aussi des atours : au fil de l’année, grâce à l’imaginaire des « agents secrets » mandatés par des nations méditerranéennes, l’esprit d’équipe s’installe et Valou respire. « Ils sont devenus soudés, s’écoutent pour tisser collectivement les histoires des héros qu’ils incarnent, ce qu’ils refusaient d’envisager au départ. Je me souviens d’un enfant absent dont le groupe avait anticipé la réintégration, en imaginant ses péripéties puis en les lui suggérant. C’est mon souvenir le plus réjouissant du projet : quand la classe est parvenue à collaborer, fière du résultat, j’ai soupiré de bonheur ». Benoît pointe une aspérité surprenante : les élèves turbulents ont beau l’épuiser, ils se révèlent bien plus inspirants que ceux qui se montrent dociles. « Quand ça part dans tous les sens, je ressors lessivé de mon intervention, mais enivré d’idées. Je me souviendrai longtemps de ce qu’ils ont créé. À l’inverse, on est intervenu dans des classes où tout roule, mais le résultat qui en découle se révèle plus scolaire, moins mémorable ».  

La magie des mots  

Parmi les épisodes marquants, d’autres collègues épinglent les propos racistes, corollaire accidentelle du terreau de la migration. D’autant plus désolants qu’ils relèvent du poncif : « Ils répètent ce qu’ils entendent à la maison ou dans les médias, du genre “les étrangers nous piquent notre boulot” ou “la Belgique aux Belges”. Ces bêtises contiennent sûrement une part de provocation, de posture contradictoire », tance Laurie. « Ils nous tiennent tête par principe, et il faut apprendre à les laisser faire en se disant qu’ils reconsidéreront plus tard leurs messages nauséabonds ». Jonathan trouve ces incartades délicates à gérer : « Quand elles émergent alors qu’on est en plein travail plastique, on peut difficilement stopper les rotatives pour lancer un débat. On est contraints d’avancer, de se concentrer sur le résultat créatif. Le projet compte des animations dédiées, qui se prêtent mieux à la déconstruction des préjugés maladroits ». À ce titre, Laurie loue l’apport des « histoires vraies » : « On les a hameçonnés avec le récit de Karim, un Syrien qui avait tout pour lui, contraint de fuir son pays à cause de la guerre. On aurait pensé que la narration lourderait ces grands ados… Pas du tout : ils écoutent religieusement chaque étape du voyage ». En découle de l’empathie, des moments d’échange qui égratignent patiemment les idées reçues. « La métaphore de la petite graine, qu’on plante et qui germera plus tard », sourit Laurie. « Initier la démarche d’une réflexion, revenir aux fondamentaux du vivre-ensemble, c’est déjà un fameux chantier ».

À contre-courant              

S’immiscer dans une classe revient souvent à rompre ses scissions ancrées, pour y mettre en branle de l’hétérogénéité. Shirley a constaté d’emblée une disparité genrée dans le partage des tâches : « Dans cette école primaire, les filles se chargeaient du découpage-collage, des ouvrages minutieux, et les garçons assuraient les présentations orales du résultat. On a tout fait pour casser ça, notamment mélanger les groupes, mais certains automatismes ont la dent dure ». Du point de vue de Fabrice, parfois, l’animation parvient à mettre un coup de pied dans les frontières rigides : « Elles s’érigent même en supérieur, où les étudiants se répartissaient dans l’espace selon leurs options (Français Langue Étrangère et Citoyenneté). Aujourd’hui, après quelques séances, impossible de distinguer qui vient d’où. Il paraît que ce serait grâce à nos brise-glaces, qui instiguent la porosité par le ludique ». Si les travailleurs du C-Paje cherchent à perturber l’ordre établi par le scolaire, l’expérience mue quand la classe déploie une pédagogie moins conventionnelle. Julien l’admet : « On est intervenu dans un cadre inspiré de la philosophie Freinet… L’autonomie des jeunes et le lâcher-prise de leur prof m’ont dérouté. On tient parfois de beaux discours sur les vertus d’un cadre souple mais, quand on y est confronté sur le terrain, il faut l’encaisser ! ». Laura a également dû apprendre à doser la liberté des animés. « On n’est pas là pour gérer la discipline du groupe, mais pour proposer une thématique, transmettre des techniques. Il faut apprendre à accepter que l’ambiance sera plus bruyante, que les enfants ne lèveront pas le bras avant de déclamer leur opinion ». L’expérience s’est poursuivie en résidentiel, lors duquel la classe de 6ème primaire ayant vécu le projet en a écolé une seconde : « Ils étaient chargé de reproduire nos animations et ont pris à cœur leur mission de transfert avec fierté ». Comme une deuxième vie pour le projet, qui laisse libre cours au partage. Au large des conflits, ces moments-là priment, et de loin. « De notre côté, l’événement de clôture consistera à manger des frites ensemble », glisse humblement Laurie. « Un moment de communion sans s’engueuler, c’est parfait. Et ça se travaille pendant une année scolaire entière ».

NB : l'illustration de l'article a été réalisée par l'artiste Antoine Schiffers, étudiant à l'Institut Saint-Luc de Bruxelles en 2e année de Master Bande dessinée, qui effectue actuellement un stage au sein du C-paje. Nous vous invitons à découvrir son univers via ce lien.

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Animation

Actualité rédigée par
Boris Krywicki

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